Mohamed Bensalah, dans une interview avec l’APS : De la littérature au cinéma, histoire d’un transfert

Publié par dknews le 11-06-2015, 19h18 | 144

De la littérature au cinéma, de l’adaptation au scénario, sont les points développés par le spécialiste du cinéma, Mohamed Bensalah dans un entretien à l'APS
(3 questions), en marge du Festival international d’Oran du film arabe (FIOFA).

APS: Le cinéma a depuis toujours puisé dans la matière littéraire. Vous, qui enseignez la sémiologie de l’image et l’adaptation cinématographique à l’université d’Oran, pouvez-vous nous éclairer sur les interactions entre la littérature et le cinéma en Algérie ?

M.B. : Cette question me renvoie au feuilleton historique «El Hariq» (L’Incendie), première grande adaptation gravée à jamais dans la mémoire collective, réalisée par Mustapha Badie au début des années 70 pour le compte de l’ex-RTA, en hommage à l’illustre homme de lettres, Mohammed Dib, auteur entre autres, de la trilogie La Grande maison.

Précisons une chose: une œuvre littéraire n’appartient pas uniquement à l’auteur ni à un certain type de lecteurs. Elle rejoint le domaine de la propriété publique et peut être confrontée à d’autres œuvres d’art en étant soumise à un phénomène de décloisonnement. L’étude de la trilogie de Mohammed Dib, à travers l’adaptation télévisuelle de Mustapha Badie, nous offre l’occasion de nous interroger sur les processus de réception des œuvres littéraires adaptées à l’écran.

Confrontant les points de vues de spécialistes du texte et de l’image autour de plusieurs axes interdépendants comme le phénomène actuel de l’hybridité, qui fait côtoyer littérature, cinéma et médias, nous reposons la traditionnelle question des transferts sémiotiques (récits romanesques, récits filmiques, approche narratologique, prise en compte du discours, considérations stylistiques et esthétiques).

Même si son positionnement dans le champ éditorial a largement contribué à stimuler et à redéfinir les normes d’approche, le phénomène d’adaptation cinématographique reste à saisir dans une vision culturelle plus vaste qui tient compte du contexte de production technique et économique de la sphère cinématographique et d’autres paramètres.

 De nombreux écrivains travaillent comme scénaristes sur l’adaptation cinématographique de leurs propres œuvres. Ce ne fut pas le cas de Dib, qui n’a, semble-t-il, pas été sollicité par le réalisateur ?
 En effet, cela n’a pas plu à l’écrivain. Le but que s’assignait Badie, qui vivait son métier tel un sacerdoce, n’était pas d’aboutir à des analyses savantes, mais plutôt de revisiter l’œuvre du grand écrivain algérien par le biais d’une représentation attrayante grâce à la magie des images filmiques.
L’écriture dibienne use de la narration, du lyrisme et de la méditation en empruntant à la poésie, au théâtre et même aux techniques du cinéma. Mais cela n’est guère spécifique à Dib.

Aujourd’hui, le monde de la littérature et celui du cinéma s’influencent mutuellement. De nombreux écrivains travaillent comme scénaristes sur l’adaptation cinématographique de leurs propres œuvres ou sur des idées originales. L’écriture s’en trouve modifiée parfois dans son esprit et donne lieu à un style visuel, pré-cinéma. De même, les réalisateurs trouvent souvent dans les romans matière à adaptation tant les formes d’expression ont des points communs.

Les écrivains d’aujourd’hui, tout en inventant des formes nouvelles d’écriture, restent imprégnés du style réaliste qui est la marque d’un certain cinéma. Nombre d’écrivains ont mené conjointement leurs œuvres littéraires et un travail d’écriture cinématographique. La littérature, en tant qu’art autonome, dit-on, peut se passer du 7e art. En est-il de même pour le 7e art ?

La littérature reste un art autonome qui peut se passer du 7e art. Elle a ses qualités et ses limites en tant que représentation. La rencontre des deux, l’intertextualité, plus loin, la trans-textualité dépasse la simple notion de plagiat.

Elle montre aussi les limites d’une telle approche. Là, repose la véritable interaction culturelle. L’idée d’une sémiologie à géométrie variable permet, grâce à un héritage de toutes tendances, d’offrir une série d’entrées pouvant avoir un certain nombre de corrélations entre elles. Tout dépend, bien sûr, de l’adaptateur et de son talent face à la véritable opération de réécriture qu’impose la mise en images. Badie n’a pas fait du Dib à l’écran, mais plutôt du feuilleton télé à partir d’un substrat culturel dibien, servant de point de départ.

Il en est de même pour Ahmed Rachedi, qui de Thalla de Mouloud Mammeri nous a offert à voir L’Opium et le bâton ou encore Slim Riad avec Le vent du Sud, adapté de l’ouvrage de Benhadouga. Pour ces derniers, comme pour d’autres cinéastes algériens, adapter n’est pas se conformer. Il y a transformation et dépassement de l’œuvre. C’est le propre talent du réalisateur recréateur qui est mis en valeur.

Le texte verbal travaille sur la seule matière: la langue. Le texte filmique fonctionne au niveau de la mise en scène, des décors, des acteurs, des costumes, de la musique, des cadrages, de l’étude des plans et des paramètres techniques.

Le transfert sémiotique d’un signe à un autre tient également compte des téléspectateurs, du contexte et des moyens techniques et financiers disponibles. Comparer Ce que le jour doit à la nuit de Yasmina Khadra au film éponyme d’Alexandre Arcady, ne se résume pas à une simple mise en évidence des points communs et des divergences, sur le plan narratif, esthétique ou sémiologique, mais plutôt d’un travail sur les normes contraignantes de la littérature que le cinéma s’approprie parfois.

On a même parfois crié à la trahison avec procès en pointe de mire (cas du scénario de Mourad Bourboune écrit pour Lakhdar Hamina). Le débat sur la légitimité de la démarche transposable est loin d’être clos car comme l’écrivait Gœthe : «Le mot et l’image sont deux corrélations qui se cherchent éternellement».

*Mohamed Bensalah est cinéaste et enseignant de sémiologie, de journalisme et de cinéma à l’Université d’Oran Es-Sénia (Institut des sciences de l’information et de la communication et Institut des arts, lettres et langues).Il est également chercheur au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (CRASC).