Un criminel nommé Achiary

Publié par Par Amar Belkhodja (*) le 06-06-2014, 14h58 | 178

« Dans l’enfer de Guelma, l’épouvante s’amplifie. Au nom de la République, à l’ombre de la bannière tricolore, la terreur s’instaura. Les exécutions collectives commencèrent au rythme rapide des mitrailleuses en action. Le sang musulman, un sang généreux, versé à flots pour l’honneur de la France et l’affranchissement de l’humanité, continua à couler pour le plus grand profit du plus grand reich colonialiste ». (Abdelkader Safir - Egalité du 29 septembre 1947).

 Assez souvent, l’enquête historique a tendance à camper sur l’aspect « comptabilité » plutôt que de mettre en avant l’ampleur des massacres qui explique nécessairement l’excès dans le bilan, parce que justement cette ampleur fut caractérisée par la furie des assassins.

Cependant ce n’est pas toujours vrai que les journalistes et historiens algériens brodent dans l’exagération uniquement que ce que « tout pays a besoin de récits héroïques pour constituer son histoire » comme tente de soutenir Roger Vétillard dans son ouvrage Sétif mai 1945, massacres en Algérie en page 467, en se basant beaucoup plus sur des attitudes graphiques postérieures aux événements.

L’auteur, se voulant d’une implacable rigueur - c’est à son honneur - pour avoir exploité des cartons bourrés d’archives d’origines diverses, passe au crible - et au vitriol - des auteurs qui auraient proposé des chiffres fantaisistes. Ainsi, il apporte la contradiction, truffée de pincées d’ironie, à Charles-Henri Favrod, Annie Rey Goldzeiguer, Yves Benot, Boucif Mekhaled, Colette et Francis Jeanson, Jean-Louis Planche et autres journaliste de différentes nationalités en ne leur pardonnant aucune erreur ou maladresse, la rigueur dans l’écriture historique étant un crédo indiscutable.

L’auteur qui effectue un large survol sur le bilan de l’hécatombe, qui varie d’un auteur à un autre (de 1.000 à 100.000 victimes) et dont certains n’échappent pas au phénomène du « suivisme bibliographique », parvient à « une évaluation qui permet d’arriver à moins de 7.000 victimes.

C’est dire qu’il y a eu au moins 5.000 victimes et pas plus de 10.000 : c’est le bilan auquel il me paraît possible de souscrire ». (Roger Vétillard - Sétif, mai 1945 - p.467). C’est du moins le bilan analogue à celui que nous propose Charles André Julien, soutenu par Roger Vétillard lui-même. Qu’à cela ne tienne.

Mais ce n’est pas parce que ces chiffres sont « nettement » inférieurs aux 45.000 victimes qui alimentent le martyrologe algérien que des circonstances atténuantes seront accordées aux colonialistes. Une démarche qui vise à remettre en cause - dans une logique de calcul, de comparaison et de probabilités - les chiffres officiels des nationalistes algériens (45.000 morts).

Pour la cause l’auteur s’est amusé à des évaluations de massacres quotidiennes et, selon sa démonstration, il estime qu’il est impensable qu’il y ait 2.500 exécutions par jours en moins d’un mois (1945 et que le nombre de victimes algériennes pendants la guerre d’Algérrie serait de l’ordre de 150 morts par jour, en comparant le chiffre de 400.000 donné par Guy Périllé sur une durée plus longue (1954-1962). (R.Vétillard - p.209).

Si nous adoptons la même méthode, en retenant la durée des massacres sur environ 60 jours (mai-juin 1945, durée admise par le grand nombre d’enquêtes), 750 algériens auraient été tués chaque jour. C’est du domaine du possible si l’on tient compte de l’arsenal de guerre répressif utilisé (navire de guerre, aviation, armes lourdes, mitrailleuses) et des effectifs mobilisés par la sale besogne (40.000 hommes selon Annie Rey-Goldzeiguer) auxquels il faut ajouter les tirailleurs marocains et sénégalais, les légionnaires, les prisonniers italiens et bien sûr la milice animée par une implacable haine des arabes pour en assassiner le maximum, peu importe leur âge ou leur sexe. Selon Jean-Louis Planche, 20.000 à 30.000 Musulmans furent tués par les Européens, soit 400 à 500 par jour.

Néanmoins, Roger Vétillard renonce aux probabilités pour souscrire à l’évidence et écrire : « Faute de référence, restons-en donc plusieurs milliers de victimes. L’important, me semble-t-il, n’est pas de connaître le nombre exact de victimes, chose bien difficile à tous égards sinon impossible, mais d’admettre qu’il y en eut beaucoup trop ». (R.Vétillard - Sétif, mai 1945 - p.223).

Conclusion à laquelle adhèrent plusieurs auteurs qui évitent l’obsession de la comptabilité macabre. Ce qui doit retenir le plus l’attention et choquer les consciences, ce n’est pas forcément le bilan lui-même, c’est plutôt l’ampleur du massacre. Et par voie de conséquence, c’est cette ampleur révèle dans le temps et l’espace qui nous conduit à imaginer le bilan chiffré, excessif et effarent de l’hécatombe.

Sur les traces d’un assassin

Cinquante années après le recouvrement de l’indépendance de l’Algérie, les plumes algériennes de l’écriture historique ne sont jamais parties à l’assaut des criminels de  guerre qui peuplent les pages noires de la colonisation française depuis 1830 jusqu’à 1962.

Pour paraphraser Kaid Ahmed qui nous a conseillé d’agir au lieu de gémir, nous proclamons à notre tour qu’il nous fallait écrire au lieu de gémir et de verser dans les lamentations stériles et de supplier la France officielle à demander pardon à l’Algérie pour ses crimes commis. Comme si le pardon allait entraîner automatiquement la prescription des massacres. Plusieurs fois la porte nous a été claquée à la face pour nous dire une fois pour toutes qu’il était hors de question pour les français de présenter des excuses.   

 Et sa descente d’avion à l’aéroport d’Alger, Sarkozy, lors d’une visite officielle en Algérie, s’était d’abord empressé, avant même de goûter aux dattes de la tradition de l’accueil, qu’il n’était pas venue nous présenter des excuses pour les crimes commis au nom de la France impériale ou républicaine. Histoire de nous dire de mettre au placard ces antiennes où le pardon semblait prendre la place de la clé de sol, une sorte de préalable à tout prélude exigé pour une écriture sérieuses, honnête et engagée.

Le mieux, au lieu de s’attarder sur la question politique, il aurait été préférable de poursuivre les criminels, civils ou miliaires, non pas en les traduisant devant un tribunal - même à titre posthume ou par défaut - mais en lançant à leur poursuite les plumes et les faire rattraper par l’Histoire. Après quoi, vulgariser et propager à outrance le contenu des pages noires du colonialisme français et enfin de parcours agir pour affranchir l’opinion française et internationale sur les crimes collectifs, barbares et abominables, commis contre le peuple algérien d’une manière particulière mais commis aussi contre les peuples afro-asiatiques d’une manière générale. En somme contre l’humanité tout entière.

Crimes et criminels sont par voie de conséquence sauvés par l’oubli. L’oubli de dire, d’écrire, de filmer et d’entretenir la mémoire algérienne et la mémoire humanitaire sur les méfaits du colonialisme et contribuer à faire reculer les désirs malsains des guerres et des conflits entre les communautés d’une même planète.
Un seul auteur qui a pris le soin de dresser les portraits des criminels de guerre, c’est Mostefa Lacheraf. Deux officiers de l’armée de conquête -Beauprêtre et Montagnac - et un troisième officier de la guerre d’Algérie (1954-62) Pierre Jean Pierre. (Voir Algérie et Tiers-monde - Edition Bouchène).

Dans mon ouvrage Barbarie coloniale en Afrique (Anep-2003), j’ai dressé sommairement quelques portraits d’officiers de l’armée française d’invasion, dans l’espoir d’ouvrir des brèches et susciter de nouvelles recherches pour compléter un dossier encore avare en pièces à conviction.
André Achiary, ambitieux, arrogant et sans scrupules ; un nom devenu tristement célèbre dans les massacres commis en mai et juin 1945 à Guelma.

C’est celui d’André Achiary. Un sous-préfet qui s’est empressé dès le 8 mai 1945, d’organiser et d’armer une milice qui va se lancer aussitôt pendants des journées entières dans une « grande chasse à l’arabe » et commettre aux côtés de l’armée française, les c rimes les plus abominables à l’encontre de populations désarmées, c’est-à-dire sans eu la moindre possibilité de se défendre.

Des miliciens adultes et leurs rejetons, parfois âgés de 16 ou 17 ans, partaient chaque matin à la chasse de l’arabe, comme on chasse des animaux sauvages et, chaque soir, au retour d’une besogne macabre, chacun des tueurs donnait le chiffre des algériens abattus, comme si l’on venait de participer à une compétition aux tristes exploits.

André Achiary est un triste personnage qui risque lui aussi d’échapper à la lecture des actes d’accusation par le meilleur et incontournable greffe : l’Histoire. En premier chef, c’est la ville de Guelma (écoles, CEM, lycées, universités) qui doit évoquer sans cesse le martyrologe et le drame vécu par la population de cette ville en ces tristes et douloureux jours de mai et juin 1945. La cité doit nécessairement et obligatoirement garder en mémoire les journées de terreur au centre desquelles se trouvait le sous-préfet André Achiary qui, haineux des arabes, avait décidé de décimer la jeunesse guelmoise.

« Les crimes de Guelma sont l’explosion d’une rancœur-féroce. Ils ont prouvé à l’excès que ce sous-préfet débordait littéralement de haine et de sadisme. A partir du moment où il perdit le contrôle de lui-même, cet homme se vautra dans le sang innocent. Il s’y serait délecté lui-même si, comme l’ont prétendu certains, il a participé lui-même à la tuerie ». (Marcel Reggui - Les massacres de Guelma - renvoi 2 - p.73 - La Découverte - 2006).

Toutefois, Achiary est signalé dans tuerie-représailles à Villars après la mort le 12 mai d’un colon dont la femme fut épargnée. Il fit le déplacement pour organiser la vengeance en faisant exécuter neuf otages, livrés en guise de sacrifice par le caïd du douar. Achiary forma un peloton d’exécution composé d’un capitaine de troupe, de l’administrateur de la commune mixte de Séfia, d’un délégué financier.

Le beau-frère du colon, son fils ainsi que quatre colons de Villars se joignent au peloton : « Vengez-vous, s’écria Achiary ». Après quoi, il rassemble les habitants des douars devant les neuf cadavres pour les menacer en ces termes : « Vous voulez vous rebeller, et bien vous allez voir aujourd’hui. Je ferai comme cela deux ou trois fois si c’est nécessaire ». (Jean-Pierre Peyroulou - Guelma 1945 - p.155 - Média-plus - 2009).