Dans son dernier roman, «Printemps», Rachid Boudjedra dénonce l’inanité des guerres «picrocholines»

Publié par Dknews le 12-07-2014, 16h13 | 39

A travers le regard lucide de Teldj, l’héroïne polytraumatisée de «Printemps», son dernier roman, Rachid Boudjedra fait le procès des guerres impérialistes de 1914 à 2014 et des «simili révolutions» arabes qui ne sont selon lui qu’une des faces inédites des desseins expéditionnaires de l’occident capitaliste.

Dans ce roman de 301 pages, paru en Algérie chez Barzakh et en France chez Grasset, l'auteur qui semble en appeler à la sagesse humaine face à toutes les guerres iniques qui détruisent périodiquement territoires et nations, n'hésite pas à user du qualificatif rabelaisien de «picrocholines» pour les définir.

Ce terme dérivé de Picrochole, personnage du «Gargantua» de Rabelais en perpétuel conflit avec son alter ego, «Grangousier», pour des motifs futiles, semble indiquer la distance que l'auteur entend établir avec les conflits mondiaux de tous acabits et lesdits «printemps arabes» qu'il démystifie.

Avec Octobre 1988 en Algérie comme référence, le verdict de son héroïne à ce propos est sans appel : «(...) mais qu'est-ce que cette pseudo-révolution nous a apporté en fin de compte : le terrorisme islamiste! La barbarie intégriste et intégrale, cruelle, inculte et ignare ! Dix ans de cauchemar.»

Et, à propos des viols collectifs perpétrés sur la place Tahrir du Caire à la faveur des manifestations populaires: «Révolution et viols collectifs ne sont pas compatibles», décrète Teldj, elle-même victime d’abus sexuels à l’âge de sept ans.

Les nombreux traumatismes qui l’ont marquée - des séismes d’El-Asnam aux multiples violences de la guerre de libération et de la décennie noire durant laquelle sa mère a été décapitée - ne l’empêchent pas d'être une brillante enseignante de littérature arabe à la faculté d'Alger et une athlète de haut niveau.

Séductrice compulsive que son enfance agressée a détournée des hommes, Teldj est un personnage complexe. Son père, chercheur que passionne le monarque astrophysicien ouzbek Oulog Beg (1394/1449) et son grand-père, ancien maquisard pendant la guerre pour l'indépendance, lui ont légué un solide héritage scientifique. 

Teldj, qui a tété la révolution avec le biberon, tente inlassablement de décrypter le chaos en cours dans la sphère arabo-musulmane qui la fascine au sein d'un univers absurde qui se délite.
Perplexe et torturée, c’est vers les chefs-d’œuvre de la pensée humaine qu’elle se tourne.

«àTeldj se replongeait dans la lecture de Sillitoe, de Handke, de Maimonide, d'Averroès, d'Oulog beg, d'Ibn Khaldoun, (à), des livres d'histoire relatant la révolution des Zindjs (à). Celle aussi des Karmates qui installèrent une république communiste et primitive à quelques encablures de Bagdadà 

Grande voyageuse par ailleurs, Teldj vogue d'Alger, où elle vit et travaille, à Mchounèche où elle se ressource. Ses pensées la poursuivent à travers des décors mouvants où grouillent les félins élastiques, les rats obèses, les tortues placides et les oiseaux exotiques du domicile ancestral.

Un univers familial au parfum des Aurès, fleurant la laine, la tomate et l'abricot séchés au soleil, et peuplé de tantes, cousines et voisines, toutes folles, plus qu’à moitié.

Sa vie algéroise est faite de travail et de discussions politiques interminables avec ses amis dont, Nieve, la voisine Andalouse: quotidien rythmé par les hurlements et les rires de Benjy, le voisin handicapé qu'elle surnommera ainsi en souvenir d'un personnage de Faulkner dont elle est la traductrice vers l'arabe.

Ali «figure de cauchemar», rescapé des tortures d’Octobre, et Ali «l'arpenteur» --doux psychopathe du quartier--, s’intègrent parfaitement à son intériorité obsédée par la torture, l’assassinat, le viol et la prédation. Les pensées désespérées de Teldj tournent en rond dans un monde qui ressemble à une tragédie de Shakespeare. «Tout ce dont je suis sûre c’est que je doute.

Je doute !», s’écrie celle qui va pleurer amèrement la mort de Benjy. Encore une fois, avec son dernier «Printemps», Boudjedra malaxe, avec cette manière qui n’appartient qu’à lui, l’humus scripturaire pour restituer, de son écriture labyrinthique à rythme incantatoire, le réel du pays bien-aimé, dans tous ses heurs et malheurs.