Aïssat Idir 1915 - 1959 : III - Un destin , une gloire, un drame

Publié par Par Amar Belkhodja (*) le 22-03-2015, 17h43 | 324

Syndicaliste d’élite, spécialiste averti des questions sociales et économiques, Aïssat Idir a toujours travaillé avec cœur et acharnement pour un syndicalisme authentiquement Algérien.

Il souffrit beaucoup pour ses idées politiques et son activité syndicale. Mais son esprit de sacrifice, sa loyauté, son honnêteté, la justesse et la continuité de son action, lui ont permis d’atteindre son objectif, avec la création de l’UNION GENERALE DES TRAVAILLEURS ALGERIENS.-(Aïssat Idir : Un combattant de la cause nationale - El Moudjahid n° 47 du 3 août 1959)

Paul Delouvrier, le Résident général, sombre dans les balbutiements pour être - péniblement - en accord avec les militaires, en soutenant une thèse qui chevauche entre l’accident - c’est un mégot du prisonnier qui aurait provoqué l’incendie - et le suicide - Aïssat Idir aurait mis volontairement le feu à sa literie. « Mais son avocat Me Henri Rollin, conteste le caractère tardif de ces explications ainsi que la légitimité de l’internement de son client après son acquittement par la justice » (Sylvie Thénault - Une drôle de justice - Les magistrats dans la guerre d’Algérie - p.196 - Ed. La Découverte - Paris -2004).

Apparemment embarrassé d’être « obligatoirement solidaire » avec un gouvernement et son armée, sur la base des conclusions de la commission Patin, Paul Delouvrier, comme dans un confessionnel, avoue, plus tard, en ces termes : « Jamais je n’ai su la vérité, car la commission Patin n’avait pu juger que sur la base des rapports établis par les gendarmes donc des hommes à disposition du commandement militaire ». (Roselyne Chenu - Paul Delouvrier ou la passion d’agir - Le Seuil - Paris - 1994 - Cité par Sylvie Thénault dans Une drôle de justice - p.196).

Le GPRA, lui, savait assurément que la commission de sauvegarde des droits des individus dite Patin, ne pouvait servir à grand-chose ni à confondre ses propres créateurs : « Nous savons que la commission de sauvegarde présidée par M.Patin, comme celle qui fut présidée par M.Beteille, n’a aucun pouvoir d’investigation.

Son impuissance devant les assassins et les bourreaux qui règnent sur l’Algérie, a été reconnue par ses propres membres et a été démontrée par maints exemples. Les rapports sur les Algériens asphyxiés dans les chais à vins, les affaires Audin et Alleg et d’autres encore n’ont eu aucune suite. En outre cette même commission de sauvegarde a été saisie par la CISL et Maître Rollin du cas de notre camarade Aïssat Idir, avant sa mort et s’est avérée incapable d’empêcher son assassinat, ni même d’intervenir dans son affaire ». (Bulletin du Ministère de l’Information du GPRA N° 19 du 27 août 1959).

Le cercueil renfermant le corps du syndicaliste Aïssat est transporté par les autorités militaires directement au cimetière où les membres de la famille et quelques amis du défunt assistent à l’enterrement d’un homme qui aura consacré toute sa vie à la cause des travailleurs et de l’Algérie.
Le drame de la famille Aïssat ne finit pas. Elle est soumise à toutes sortes de persécutions et incursions militaires. En revanche, une marque de sympathie s’est traduite par une prise en charge financière de la famille de la part de la CISL et l’Union syndicale suisse. Un acte de solidarité méritoire que les Algériens ne doivent pas oublier.

L’assassinat du premier secrétaire général de l’UGTA provoque une vague de protestations à travers le monde. La solidarité internationale de par les continents avec les travailleurs algériens, avec le peuple algérien, est une réalité, un acquis d’une portée considérable. La délégation extérieure de l‘lUGTA salue ce large élan de solidarité :

« Le mouvement ouvrier mondial s’est senti frappé à travers la personne du grand syndicaliste algérien. Il s’est dressé unanimement contre le défi lancé par les colonialistes français à l’humanité (…) La réaction qu’a entraîné l’assassinat d’AISSAT IDR s’étend à tous les milieux. Les organisations d’étudiants, des mouvements politiques d’orientation divergente et des personnalités éminentes ne cachent plus leur réprobation et témoignent hautement contre  cette atteinte aux droits humains les plus significatives.

Le monde sait désormais que les héritiers d’Hitler sont à Paris et que les successeurs de la Gestapo et des S.S. sont à Alger ». (L’Ouvrier algérien n° 6 - Août 1959).En revanche, l’UGTA dénonce la passivité de la classe ouvrière française et lance un appel dans lequel des interrogations des plus légitimes sont consignées, à savoir que cinq années de guerre destructrice d’hommes et de biens (algériens) n’avaient suffi à faire prendre conscience aux travailleurs français que leur pays s’est engagé dans  une guerre des plus meurtrière contre le peuple algérien :

« Les travailleurs algériens en lutte depuis près de 6 années pour la LIBERTE, la PAIX et le PROGRES, ne comprennent pas le comportement de leurs camarades français qui acceptent la guerre comme une fatalité et endossent facilement l’uniforme des parachutistes pour venir tirer sur nos ouvriers et nos paysans …)

Il faut que les travailleurs français cessent d’être les gendarmes de la pire réaction et du colonialisme ; et de couvrir cette salle guerre coloniale qui a déjà fait près d’un million de victimes innocentes et des dégâts incalculables (…) Les travailleurs algériens considèrent comme traître à la classe ouvrière et criminel de guerre tout travailleur qui porte les armes contre les travailleurs et le peuple algérien en lutte pour leur LIBERTE et leur DIGNITE ». (L’Ouvrier algérien n° 6 - Août 1959 - Extraits d’un article intitulé « Appel à la classe ouvrière française ».

Le procès est en règle. Les rédacteurs de cet appel n’ont pas été avares en termes nettement accusateurs. Apparemment, l’on serait peut-être enclin - pour des lecteurs non avertis - à adhérer à l’exagération. Toutefois, l’Histoire est la seule détentrice d’enseignements. J’ai eu personnellement à traiter de la question en évoquant le drame de Guelma lors des massacres de mai 1945.

Non seulement les travailleurs Européens de cette ville (français d’Algérie) n’ont pas été solidaires avec leurs camarades Algériens en les protégeant contre tous les abus, mais pire encore, ils avaient pris les armes contre eux. L’appel au meurtre lancé par le syndicat local lui-même. « Les Algériens affiliés à la CGT locale ne furent pas épargnés.

La liste de ces malheureux travailleurs fut fournie par Gabriel Cheylan, secrétaire de la CGT qui n’hésita pas à dénoncer ses « frères de sueur ». (…) Chaque village aura sa propre milice. La plus importante est évidemment celle de Guelma qui est placée sous le commandement d’Henri Garrivet, secrétaire de la section socialiste, Gabriel Cheylan, secrétaire de la CGT et Marcel Champ, président des anciens combattants, « socialisant » lui aussi.

Cinq communistes figurent par mi les miliciens ». (Amar Belkhodja - Guelma 45 - Un criminel nommé Achiary - Ed. El Kalima - Alger - 2013).  C’est également Patrick Rotman et Hervé Hamon (Les porteurs de valises) qui prennent le soin de nous expliquer que les sympathies françaises accordéess au FLN pendant la guerre d’Algérie sont le fruit d’engagements individuels et non celui de courants politiques auxquels appartenaient des françaises et de français - une minorité - qui n’ont pas hésité de se mettre du côté des opprimés et que l’Algérie leur doit hommage et respect, eu égard aux risques qu’ils ont encourus et acceptés.

Les idéaux de liberté et l’examen de conscience pour le choix le plus juste parce qu’il correspond aux valeurs humaines et droits humanitaires, auront donc vaincu les préjugés raciaux, confessionnels et culturels. C’est ce à quoi ont répondu, entre autres, Frantz Fanon, Francis Jeanson, Serge Michel,  Maurice Audin, Myriam Ben, Annie Steiner…

L’on comprend aisément, à travers les faits que nous livre l’Histoire, les accents avec lesquels fut rédigé l’appel de l’UGTA. Il en ressortait, s’il nous faut réaliser une véritable plongée dans le texte, un cri de détresse pour mettre fin aux souffrances du peuple Algérien - résolu à poursuivre la guerre avec tous les sacrifices qu’elle implique - mais aussi et surtout un appel aux travailleurs français pour leur dire « Mais qu’attendez-vous ? Sauvez vos âmes et l’honneur de la France pendant qu’il est encore temps ».

Par contre, la CISL (Confédération Internationale des Syndicats Libres) est engagée aux côtés de l’UGTA. C’est elle qui prend en charge la défense du leader Algérien de son vivant. C’est elle aussi qui dépose plainte contre la France, au lendemain de la mort de Aissat Idir : « Le secrétaire général de la CISL, J.H. Oldenbrock a écrit au secrétaire général des Nations Unies, en demandant que la commission des droits de l’Homme examine le cas d’Aïssat Idir qui constitue une violation flagrante aux droits de l’Homme.

En même temps, Oldenbroek a déposé une plainte à l’organisation Internationale du Travail contre la France pour infraction à la liberté syndic ale ». (L’Ouvrier algérien n° 6 - Août 1959).
A. B.
Journaliste et auteur