La famine dans le Sersou :IV - Le Chômage A Tiaret

Publié par Une étude de Amar Belkhodja - Journaliste-auteur le 17-02-2014, 16h52 | 270

Pour faire reculer le chômage et la misère de nationalité française, la population européenne de la ville de Tiaret s’organise.

Elle dispose d’une ligue pour la défense des droits de l’homme et du citoyen. Celle-ci se réunit le 24 février 1933 au siège de la mairie pour dénoncer « l’étrange attitude du président d’honneur de la section à l’occasion de la dernière manifestation des chômeurs » (3).

Les débats sont houleux. Le «citoyen» Galibert, maire de Tiaret, se démit de ses fonctions de président d’honneur et de ligueur. Condamnée, l’attitude du «citoyen» Galibert est consignée sur procès-verbal. Les débats se clôturent sur le renouvellement du bureau de la section de la ligue des droits de l'homme et du citoyen. (4)

Le syndicat local et la section de la ligue des droits de l’homme et du citoyen, défendent en priorité les travailleurs européens et n’hésitent pas d’entrer directement en conflit pour la défense des intérêts des chômeurs du  premier collège. Dans le camp algérien tout s’effondre, tout périclite. L’hiver de l’année 1933 ressemble à tous les autres hivers. Il est rigoureux, meurtrier.

C’est à nouveau la procession des mendiants vers la ville de Tiaret où la ligue des droits de l’homme et du citoyen déploie une intense activité au profit d’une autre catégorie de personnes.
Les algériens ne jouissent d’aucun droit, même pas celui de la mendicité. Les colons les méprisent et pensent « que le bureau de bienfaisance indigène est tout désigné pour venir en aide à ces malheureux »(5).

A Oran ; les colons réagissent avec les mêmes sentiments. La ville d’Oran connaît elle aussi, en 1933, une affluence des meskines à la recherche d’une salutaire pitance. Le Conseil général du département d’Oran propose la création d’un dépôt de mendicité. 

Il estime que la création d’un tel établissement « présenterait un intérêt primordial non seulement par son côté philanthropique et humanitaire, mais aussi au point de l’hygiène publique que la recrudescence de ces pauvres hères pourrait compromettre »(6). Pendant qu’on « se soucie » d’ouvrir à Oran des ghettos pour les mendiants algériens, à Tiaret, la municipalité vote en avril 1934, un crédit spécial de 40.000 francs au profit des chômeurs européens.

La discrimination, le racisme, c’est l’essence même du colonialisme. En 1935, le régime colonial est secoué par une grave crise agricole. Les colons protestent contre les importations de blé. Des troubles ont lieu à Mostaganem et à Alger. Les colons de Tiaret, conduits par Armand Viniger, opèrent à un coup de force au port de Mostaganem où ils jettent à la mer une importante quantité de céréales.

Quand les intérêts de la colonisation sont menacés, la contestation prend une dimension particulière. Exceptée, l’Etoile Nord- Africaine, en Algérie, le mouvement national n’est pas encore fort pour mener une offensive  politique contre le régime colonial.

Au niveau de  la municipalité de Tiaret, la voix est encore faible pour qu’elle puisse entendre la contestation des algériens. Pour ce qui est du chômage par exemple, le problème est posé par Tayeb Tedjini, élu du deuxième collège, qui déclare, au cours d’une séance du conseil municipal, être « l’interprète des conseillers municipaux indigènes qui désireraient voir élever le prix de la journée des chômeurs indigènes de 6 à 8 francs » (7).    

Les élus du premier collège répliquent autrement. Ils sont partisans de la répression et demandent le recrutement de 6 nouveaux agents de police pour assurer la sécurité de la ville contre l’afflux d’ouvriers indigènes consécutivement aux mauvaises récoltes successives.

La commune de Tiaret a toujours agi dans la stabilisation de la population algérienne, notamment par le refoulement des familles qui viennent en ville pour des raisons de survie.  En août 1935, le recensement de chômeurs révèle 127 européens et 280 algériens. Ce dernier chiffre est puisé dans une population réputée être résidente à Tiaret.

Les portefaix algériens en chômage à Tiaret, protestent contre la discrimination dans le recrutement qui favorise la main- d’œuvre étrangères à la ville. Ils menacent de refuser de payer les impôts et les loyers et de manifester jusqu’au bout (8).

L’administration des impôts ne parle pas un autre langage que celui de la répression. Plusieurs centaines de chômeurs algériens de la ville de Tiaret sont traduits devant le tribunal pour retard prolongé et non « justifié » (9) dans le paiement des impôts. Ils sont condamnés de un à trois jours de prison avec amendes. Une protestation est formulée par Aït Benamara Saïd, conseiller municipal de Tiaret et vice-président de la fédération des élus musulmans de Tiaret.

Il rappelle que certains impôts réclamés aux chômeurs remontent à 1914( !) et demande l’annulation de toutes les condamnations. De son côté, la commission administrative du bureau de bienfaisance musulman engage une démarche auprès du préfet d’Oran afin «d’inviter MM. Les administrateurs des communes mixtes à veiller à ce que leurs indigents ou chômeurs restent chez eux.

Notre ville étant en effet envahi par de nombreux étrangers, mendiants et autres qui, outre la mendicité à laquelle ils se livrent, se font secourir au détriment de nos ressortissants» (10).   Le préfet d’Oran est prompt à cette revendication qui, en réalité, s’inscrit dans l’esprit de toutes les mesures qui furent prises depuis la tragédie de 1920.

Le chef du département d’Oran ordonne le refoulement. La machine se met en branle à nouveau. Le commissaire de police de Tiaret rassure le maire que toutes les instructions utiles ont été données à tout le personnel de police afin de refouler sans retard, non seulement les mendiants, mais encore tous les chômeurs et autres étrangers à la ville.

L’administrateur de la commune mixte de Tiaret saisit à son tour le maire pour lui demander la communication du nombre, de l’identité et des douars d’origine de la population qui se trouve à Tiaret et où elle se livre à la mendicité. La discrimination entre population européenne et population algérienne est une des principales raisons de vivre du système colonial.

Du sommet jusqu’à la base de la hiérarchie de ce système, la démarche est la même. Dans sa réunion du 3 décembre 1935, le conseil municipal de Tiaret vote un crédit de 99 680 francs pour les chantiers de chômeurs européens et un crédit de 50 985 francs pour des chantiers de chômeurs algériens qui sont évidemment plus nombreux que les premiers. (11)  

Les écarts entre les salaires alloués aux chômeurs Européens et Algériens continuent à subsister.

* Décision du Gouverneur général en date du 3 janvier 1936 :

Le conseil général du département d’Oran consigne plusieurs observations concernant la situation sociale des familles algériennes. On a dû remarquer que de nombreux élèves algériens et souvent les mieux doués en classe, quittent l’école à cause du chômage qui sévit. Les enfants âgés de 10 à 14 ans deviennent de ce fait des soutiens de famille en exerçant toutes sortes de besognes : cireurs, porteurs.

Le conseil général qui constate également que la plupart des écoliers «indigènes» sont sous- alimentés, demande à l’administration :
1°- que soient intensifiés les moyens divers de lutte contre le chômage ; 2°- que les pères de famille dont les enfants fréquentent l’école soient l’objet de l’attention bienveillante des pouvoirs publics ; 3°- que tout père de famille chômeur inscrit sur les listes et touchant une allocation raisonnable soit tenu de fournir un certificat de scolarité pour ses enfants d’âge scolaire ; 4°- qu’une indemnité de charges de famille compensatrice soit allouée aux chômeurs ; 5°- que soient attribués aux orphelins nécessiteux fréquentant l’école des secours en argent ou en nature (12).

Au cours des débats d’avril 1937, du conseil général du département d’Oran, les élus du deuxième collège parviennent à faire admettre que l’Algérie est un pays qui abrite six millions d’algériens dont cinq millions vivent dans une famine endémique.
La misère de la paysannerie est discutée dans l’enceinte de cette institution où s’affrontent différents courants sans pour autant  remettre en cause la souveraineté française.

De temps à autre, une étincelle de paternalisme fuse. Le Conseil général constate que la misère sévit dans les campagnes et atteint plus particulièrement les ouvriers agricoles indigènes. Il rapporte que « ces derniers, privés de toutes ressources, ne peuvent pas payer leurs impôts et qu’ils sont poursuivis implacablement par les porteurs de contrainte qui saisissent même les nattes et les couvertures de leurs enfants » (13).

En mai 1937, la population de la ville de Tiaret est estimée à 23.622 habitants dont 12.411 algériens. Leur situation sociale est critique. Au cours de ce mois le bureau de bienfaisance musulman a distribué 230 quintaux de blé tendre concassé et 80 boîtes de lait aux nécessiteux. L’afflux des populations des communes mixtes environnantes persiste. Les mendiants pullulent.

Le paupérisme est quotidien. En juillet 1937, la commune de Tiaret recense 965 chômeurs dont 250 travaillent à tour de rôle chaque semaine. La mairie distribue à une partie de miséreux du riz, du blé concassé, du lait.
Le peuple algérien s’engouffre de tous les jours dans les ténèbres de la misère. La sous-alimentation est un trait dominant dont souffrent plus particulièrement les enfants. C’est une véritable agonie sociale de tout un peuple. Elle est lente, atroce.

Au conseil général du département d’Oran les élus du deuxième collège proposent aux débats la question sociale de la paysannerie algérienne qui endure les affres, les pires affres engendrées par l’habitat précaire, la maladie, l’analphabétisme, la malnutrition et qui se trouve en face d’un avenir qui ne promet aucune ressource, aucun revenu.
La colonisation se poursuit, sans répit. A cette époque, 24 000 hectares venaient d’être pris aux algériens pour l’agrandissement des centres européens.

Dépossédés, les paysans algériens n’ont plus rien pour pouvoir subsister. Ils proposent leur force de travail aux colons. Ces derniers n’engagent évidemment qu’une partie d’une main-d’œuvre abondante et par voie de conséquence à très bon marché.

Le chômage devient alors massif. Il débouche sur l’exode. Tous les centres de colonisation vont recevoir un grand nombre de familles auxquelles l’administration n’aura rien à offrir. La mendicité est un ultime cri de désespoir. ’est l’humiliation et la détresse.

Certains élus algériens qui siègent au Conseil général du département d’Oran, tentent de toucher la «fibre sensible» du système colonial, suppliant «la haute administration de se pencher sur le sort misérable des indigènes pour soulager leur souffrance et les empêcher de mourir» (14).