Guelma - La ville martyre, les hécatombes : VII. Ou le sang des musulmans coule a flots :

Publié par Abdelkader Safir le 17-03-2014, 17h03 | 124

Dès que Lestrade-Carbonel et le général Duval quittèrent Guelma pour aller visiter Djidjelli dont les environs avaient été bombardés la veille et l’avant-veille par le Duguay-Trouin, les coups de feu tirés de toutes parts reprirent de plus belle. Le calme apparent revenu sur la ville et la campagne en cette matinée du dimanche 13 mai cessa.

C’est que la milice venait de recevoir l’investiture officielle et exécutait les consignes formelles venues de haut sans faiblesse, impitoyablement. Dans l’enfer de Guelma, l’épouvante s’amplifia. Au nom de la république, à l’ombre de la bannière tricolore, la terreur s’instaura. les exécutions collectives commencèrent au rythme rapide des mitrailleuses en action. Le sang musulman, un sang généreux, versé à flots pour l’honneur de la France et l’affranchissement de l’Humanité, continua à couler pour le plus grand profit du plus grand Reich colonialiste.

Dans ce petit coin-là, Abbo qui n’a pas cessé d’entasser des millions en jouant au croque-mitaine de la politique algérienne souhaitait des « troubles graves ». Il eut selon ses vœux, hier encore renouvelés « du sang, de la volupté et de la mort ». Dans ce petit coin-là, Duval, qui continue d’arborer, en manière d’alibi, l’uniforme de général, voulait qu’on fasse un petit « Berlin ». Des amis, ses sous-ordres, ses complices lui firent une véritable hécatombe. Dans ce petit coin-là, enfin, Hitler et Himmler qui ont payé leurs forfaits, eux, eussent reconnu les leurs !

N’en déplaise au ministre de l’Intérieur M. Depreux, qui s’élevait l’autre jour contre la comparaison entre les pratiques de la police algérienne et celles de la gestapo allemande, les défenseurs de la sacro-sainte « souveraineté française » ont agressé et tué avec la plus rare sauvagerie. Leurs atrocités ont parfois égalé celles de la soldatesque germanique et, si l’on considère qu’elles ont été exercées non contre des ennemis extérieurs mais contre des compatriotes, des frères d’armes, on peut dire qu’elles les ont dépassées.
Bien sûr !

Maintenant que depuis plus de deux ans les choses sont rentrées dans l'ordre et que les innombrables morts musulmans de Sétif et de Guelma – devant les dépouilles desquelles aucune personnalité officielle n’est venue s’incliner « avec émotion » et présenter les « condoléances du gouvernement » à leurs familles - ne peuvent, hélas ! Pas venir conter comment ils sont tombés et citer les noms de leurs bourreaux, on peut feindre la vertueuse indignation et ne pas tolérer que des « condamnations vagues et générales » soient prononcées contre leurs assassins. L’on peut dire aussi : « Ce n’est pas exact. Rien de vraiment grave ne s’est passé là ». L’on peut même tout nier !

Mais l’immense tragédie n’a pas tout emporté et les rescapés des sanglants événements sont encore assez nombreux. Ils ne demandent qu’à parler. C’est sur la foi des récits que certains d’entre eux nous ont fait que nous avons tenté de décrire quelques unes des scènes d’atrocités commises à Guelma.Les quarante scouts musulmans du groupe Ennoudjoub arrêtés le samedi 12 mai dans des circonstances déjà connues par nos lecteurs, furent les premiers fusillés , dans l’après-midi du dimanche.

Cinglante ironie ! Avant d’être passés par les armes, ils furent jugés par une cour martiale où le juge le plus honnête avait déjà quelques crimes à son actif. L’interprète judiciaire d’origine israélite, nommé Amar qui devait déclarer par la suite qu’il n’avait pas voulu manquer l’occasion offerte à ses coreligionnaires de venger leurs frères tombés lors des événements d’août 1934 à Constantine, fut chargé de traduire quelques chants du répertoire de la Fédération S.M.A. Il affirma, contre la vérité facile contrôler, que tous ces hymnes étaient de caractère nationaliste et anti-français et qu’ils constituaient un signe de ralliement pour le déclenchement de la guerre sainte ! 

 Le verdict prononcé bien à l’avance fut alors confirmé. Les quarante jeunes scouts avant même d’avoir pu dire quoi que ce soit pour leur défense furent emmenés à la carrière de tuf, située à cinq cents mètres environ au nord de la ville.

Là, sous des rafales de mitrailleuses, ils s'écroulèrent à jamais.
C’est à ce moment que, sous les yeux des mères et des vieux parents atterrés, des patrouilles militaires pénétrèrent dans le quartier arabe cerné par des troupes prêtes à tirer par les meurtrières des remparts. Les autorités voulaient étudier la possibilité de bombarder le quartier sans préjudice pour le reste de la ville. Les conclusions furent négatives, les européens risquant d’être touchés.  On renonça au bombardement. Lorsque la nuit vint, des convois de prisonniers circulaient encore dans les rues. Les fusillades continuaient. 

Lundi 14 mai

Après les scouts musulmans, ce fut au tour des principaux responsables de la section des « Amis du Manifeste et de la Liberté » ; arrêtés comme nous l’avons vu dans la nuit du 8 au 9 mai.
Ces derniers, avec environ soixante dix autres jeunes musulmans étaient détenus à la prison civile. Lorsque de nouveaux prisonniers vinrent leur dire combien la tuerie s’était aggravée, ils devinèrent le sort qui les attendaient. Mais ils espéraient un jugement devant un véritable tribunal.

Ce jugement n’eut pas lieu. Le secrétaire de la section, Smaïn Abda, âgé de 22 ans, qui venait de sortir de la Médersa de Constantine et préparait son concours d’entrée à la Médersa supérieure d’Alger, garda jusqu’au bout son sang froid. Il dirigea lui-même les prières de ses camarades et leur conseilla d’observer un jeûne complet.

L’heure de la fin sonna. Smaïn Abda avant de quitter la prison écrivit en arabe sur l’un des murs de sa geôle l’exhortation suivante qui, jusqu’à présent n’a peut-être pas disparu :« Nous sommes des braves engagés dans le dur combat pour la libération de leur patrie. Nous ne craignons point la mort et nos ennemis ne nous font pas peur. Mieux vaut un jour de vie dans la dignité que mille ans passés dans la servitude ».
Un camion de la S.I.P. locale transporta ces braves à 4 kms de la ville, sur la route de Hammam-Meskjoutine au lieu dit « kef El Bouma », « Ravin du hibou », devenu depuis « Kef El Boumba », le « Ravin sous les bombes ».

Là, dans ce lieu sinistre qui a vu se passer bien des choses et en conserve encore les traces, les pelotons d’exécution attendaient. Le criminel Achiary, à qui le gouvernement de la République vient de confier les hautes charges de secrétaire général de la préfecture de la Manche, conduisait ce bal funèbre.
Un à un, les otages et leurs soixante dix compagnons furent placés face à leurs bourreaux. Un à un, ils tombèrent déchiquetés par les balles. Achiary voulait qu’ils meurent en criant « Vive la France » A bas le Manifeste ! Ferhat Abbas est un salaud » Tous quittèrent cette vie éphémère en lançant ce suprême cri d’espérance et de foi :

Vive l’Algérie ! Vive le Manifeste ! Vive Ferhat Abbas !

Tandis que les miliciens poursuivaient leurs exécutions, la multitude désarmée, affamée, meurtrie des Musulmans traqués, fuyant leurs douars et leurs mechtas bombardés, incendiés, pillés, était venue aux portes de Guelma dans l’après-midi du dimanche. La milice leur livra un trop inégal combat et fit de très nombreuses victimes. Du côté européen, il y eut neuf morts dont on retrouva les corps près du cimetière chrétien de la ville.

Encore un fait qui devait faire déchaîner les haines. Le quartier général de la milice propagea la nouvelle que les musulmans de toute l’Algérie avaient déclaré la guerre sainte à la France et allèrent jusqu’à publier des communiqués dans lesquels ils annonçaient des mouvements de troupes indigènes, des batailles menées par des chefs militaires, des assauts pour la conquête de points stratégiques du pays !
Les événements acquirent à partir de ce moment une gravité sans égale.