Guelma - La ville martyre, les hécatombes :VIII. Le récit d’un rescapé

Publié par Abdelkader Safir le 19-03-2014, 15h57 | 770

Ainsi, comme nous l’avons écrit dans notre dernier article, c’est le dimanche 13 mai que les événements entrèrent dans leur phase la plus tragique. Ce jour-là, pourtant, une mesure bien inspirée venait de dissoudre les milices. Nul doute que, si à ce moment précis, une voix autorisée, impartiale et sereine, dominant tout à coup la mêlée s’était élevée pour ordonner fermement que cesse la répression, le drame eût pu être circonscrit.

Ces miliciens sont encore en liberté. Jeanferrat, gardien de prison, exerce actuellement ses fonctions de garde-chiourme au pénitentier de Maison-Carrée, Antroche Jean, ouvrier, est installé à Bône, Casagne Jean, maçon, habite encore la rue des Anciens Combattants à Guelma.Reconduits un peu plus tard à la gendarmerie, nous fûmes mis à part par nos geôlier qui vinrent nous apprendre que nous étions condamnés à mort.

Vers 14 heures, le commissaire de police Tocquard, aujourd’hui à Bougie, vint nous rassembler au nombre de 84. Alignés quatre par quatre, nous formâmes un cortège en tête duquel se trouvait une personnalité musulmane de Guelma éminemment respectable, Charfi Amar, mort fusillé. 

Mitrailleuses braquées sur nous, nous montâmes la rue Sadi-Carnot où les européens massés sur les trottoirs nous huaient. Sorties sur leurs balcons, des femmes, l’injure à la bouche, nous lançaient toutes sortes de saletés, des pots d’argiles et de métal, des braséros pleins de cendres. A nos geôliers on souhaitait bonne chasse. Devant le local des scouts musulmans du groupe Ennoudjoub nous nous arrêtâmes et l’on nous y fit pénétrer.

Encore une prison, encore une vision d’épouvante. Là se trouvait toute une multitude de prisonniers et de femmes musulmanes sur lesquelles par les fenêtres grillagées des enfants européens venaient cracher. La porte du local demeura ouverte face à une batterie de mitrailleuses que, prêts à tirer, surveillaient les miliciens Robert Maria, Boucher, Mikalef Roger mort depuis- il rendra compte à Dieu de ses crimes – et Ben Mohar, un israélite commerçant en tissus. Comme dans les camps de concentration allemands, comme à Buchenwald, à Belsen, à Dachau, à Auschuitz, à Saxhawen, nous étions privés de nourriture et nos urines devaient être déposées sur place.

Ne reconnaissant pas tout le monde dans cette atmosphère d'enfer, je posai quelques questions. J’apprit bientôt que nombre de prisonniers se trouvant là étaient en effet des étrangers arrêtés à la gare par les miliciens qui avaient empêché le train de Constantine-Tunis de reprendre sa route, et cela à seule fin de faire descendre les voyageurs musulmans dont certains durent payer rançon pour échapper à une mort horrible.

La nuit vint alors que les camionnettes transportant les condamnés continuaient à circuler et que les avions sillonnaient encore le ciel. Chacun de nous levant l’index de la main droite prononçait sa « Chehada ». Lorsque nous demandions aux miliciens où les véhicules emmenaient les prisonniers, ils nous répondaient sur un ton ironique que c’était à Alger pour les promener. Je sus, par la suite ce que cela signifiait. Une promenade à Alger, c’était l’exécution au ravin de « Kef El Boumba ». Je sus également que lorsque ces messieurs emmenaient quelqu’un pour le promener à « Constantine », c’était pour aller le fusiller à la fameuse carrière de Tuf.

Dans la nuit du 16 au 17 mai, je m’en souviens, le président du comité de la milice, Cervais vint au local vers 2 heures du matin, choisit deux prisonniers et leur demanda de le suivre. Ils disparurent depuis. 
Le lendemain, jeudi, fut une journée chargée de travail pour nos bourreaux que le policier Tocquard commandait ce jour-là en personne. « Debout ! nous ordonna ce dernier, debout ! Criez tous ensemble « Vive la France ! Vive de Gaulle ! Chaque brin de cheveu d’un européen coûtera mille arabes » ! Quelques-uns parmi nous furent libérés.

C’est à ce moment que l’un des miliciens qui se sont le plus gorgés de sang, le garde-champêtre Blanc, de Millésimo, fit irruption dans la geôle. Il fit rassembler tous les prisonniers de sa commune et les fit fusiller aussitôt. Après lui, vinrent le maire du village de Petit, nommé Julia, et Delmas, son adjoint. Ils firent à leur tour rassembler leurs administrés parmi lesquels il y avait notamment deux enfants âgés de 8 à 10 ans, et un grand mutilé de guerre décoré, d’allure absolument inoffensive mais qui n’en fut pas moins massacré par les miliciens sans pitié. Que sont devenus tous ces innocents ? Leur sang a coulé, leurs cadavres après avoir été longtemps exposés au soleil n’ont même pas eu de sépulture.

J’attendais dans une indicible angoisse le moment de partir, comme les autres, pour une ultime promenade à « Constantine » ou à « Alger », comme disaient nos « Waffen S.S. » algériens, lorsqu’arriva le vendredi 18 mai. Comme si un décret nominatif de la Providence était intervenu en ma faveur, je fus libéré au matin. Je traversais vite la ville assiégée, heureux d’un bonheur que j’aurais voulu sans mélange ; et rentrai chez moi. Ma famille qui ne m’attendait plus m’accueillit avec tristesse. 

Elle portait le deuil de tous les parents qui sont morts comme ça, pour rien, parce que des monstres à formes d’hommes l’avaient voulu. Les femmes du voisinage accoururent vers moi pour me demander douloureusement des nouvelles, qui de son fils, qui de son époux, qui de son frère, qui de plusieurs chers parents à la foi.

De la prison au quartier arabe, l’atmosphère ne changea guère pour moi. Toujours suffocante, toujours angoissante. Les mêmes visages pétrifiés, les mêmes prières tremblantes, les mêmes sanglots, la même infinie douleur. Toute la nuit, j’entendis les crépitements de mitrailleuses suivis de râles prolongés des condamnés qui s’élevaient vers le ciel comme pour prendre Dieu à témoin de leurs souffrances et de leur martyre ».