Histoire

Un criminel nommé Achiary : La question du bilan, de la durée et de l’ampleur d’un massacre

Publié par Amar Belkhodja le 05-06-2014, 17h14 | 46
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« Dans l’enfer de Guelma, l’épouvante s’amplifie. Au nom de la République, à l’ombre de la bannière tricolore, la terreur s’instaura.

Les exécutions collectives commencèrent au rythme rapide des mitrailleuses en action. Le sang musulman, un sang généreux, versé à flots pour l’honneur de la France et l’affranchissement de l’humanité, continua à couler pour le plus grand profit du plus grand reich colonialiste ». (Abdelkader Safir - Egalité du 29 septembre 1947).

Comme nous l’avons soulevé plus haut, cinquante années après l’indépendance de l’Algérie, beaucoup d’entre nous continuent de croire et d’admettre que les 45.000  (chiffre donné pour la première fois par Abdelkader Safir en 1947) furent massacrés en une seule journée : celle du 8 mai 1945.

La répétition de cette date s’est carrément érigée en véritable abcès de fixation à cause des commémorations officielles et expéditives qui se limitaient assez souvent aux généralités, sans prendre la peine d’évoquer le drame dans toutes ses dimensions et ses moindres détails.

Il fallait mettre en relief l’ampleur des massacres et expliquer par voie de conséquence que cela dépasserait l’entendement que des milliers d’Algériens auraient été décimés en une seule journée. Il a fallu attendre la création de la Fondation du 8 Mai 1945 en 1990 pour que les pendules soient enfin remises à l’heure. Il fallait tout simplement manipuler le remontoir, tellement l’oubli est un anti-vigile qui nous guette à tous les instants.

Des chiffres en contradiction, les uns avec les autres, révèlent donc ces divergences sur le bilan exact de l’hécatombe de mai et juin 1945. Les auteurs de différents horizons et courants, partent du  principe que la colonisation a toujours tendance à minimiser pour réduire l’ampleur du crime et que les Algériens, c’est-à-dire les victimes, sont enclins pour leur part à « gonfler » les chiffres pour culpabiliser davantage les auteurs du massacre et insister sur le martyrologe des Algériens qui ne sont pas à leur premier drame.

Charles-André Julien, le seul ou l’un des rares à  avoir ( à l’époque) la chance et l’occasion d’explorer des cartons entiers d’archives, livre ses conclusions : « Si le chiffre des victimes européennes (102 morts) est connu (…) celui des victimes algériennes fixé par l’armée à environ à un millier, est ridiculement bas mais l’opinion contraire qui passe de 15.000 à 100.000 n’est pas moins aberrante (…) C’est après l’examen de documents de toutes origines que j’ai abouti à l’hypothèse, suffisamment terrible, de 6.000 à 8.000 morts (…) Du reste, ce qui compte, en l’occurrence, c’est moins le chiffre exact des victimes, que le caractère sauvage de la répression». (Charles-André Julien - L’Afrique du Nord en marche - p.379).

En 1947, antérieurement au reportage de Abdelkader Safir, l’organe de l’UDMA est toujours proie d’interrogations sur le bilan : « On ne saura sans doute jamais le nombre exact de victimes qui périrent à la suite des événements de mai 1945. Combien d’innocents périrent ainsi ? Tout le temps qu’une commission d’enquête  n’aura pas été déléguée sur place, il est probable qu’on ne pourra que se contenter d’approximations et renoncer à donner un chiffre exact à quelques milliers de morts près ! ». (Egalité n° 83 du 27 juin 1947).

Et à propos de commission d’enquête, on sait que la comme dite « Tubert » (1) fut rappelée le 26 mai 1945 par le général de Gaulle et ses travaux suspendus. « On a dit que le général de Gaulle en personne a ordonné l’interruption de cette enquête sous « la pression des milieux gaullistes auxquels appartient André Achiary ». (Cité par R.Vétillard - p.524).

Le président de cette commission révélera quant à lui : « Nous étions partis, mes deux collègues et moi, tels trois pèlerins qu’animaient des spiritualités différentes - un rationaliste, un catholique, un musulman - tous de bonne volonté et d’une réputation telle que des hommes qu’opposaient leurs intérêts et leurs sentiments  - musulmans et européens - nous dirent spontanément leur volonté de s’incliner devant nos conclusions. Un ordre non motivé, nous fit faire demi-tour sur le chemin de la vérité. »

(Journal officiel n° 56 - 1945 - p.1358 - cité par  Marcel Reggui - Les massacres de Guelma - p.132 -  La Découverte - 2006). 

 L’impression que nous fournit la décision du « libérateur » de la France, c’est la crainte que cette même France et son « libérateur » se retrouvent face à des révélations des plus honteuses et des plus scandaleuses. Au lendemain de sa visite à Guelma, le ministre de l’Intérieur, Adrien Adrien, confiera à l’un de ses proches : «Nous nous sommes couverts de honte en Algérie ».

     Le dossier du 8 Mai 1945 fut donc enterré, comme on a enterré des milliers de morts dans les fosses communes en exécution d’un télégramme envoyé par Charles de Gaulle lui-même et qui intimait l’ordre de ramener l’ordre par n’importe quel moyen. « C’est pourquoi, lors des événements de mai 1945, il  (de Gaulle) envoie au gouverneur Chataigneau, le 11 mai, le télégramme suivant : « Veuillez affirmer publiquement la volonté de la France victorieuse de ne laisser porter aucune atteinte à la souveraineté française sur l’Algérie».

(Charles-Robert Ageron - L’Algérie algérienne - de Napoléon III à de Gaulle - Sindbad - Paris -1980).  Le sous-préfet de Guelma, André Achiary, s’en donne à cœur joie pour «rétablir l’ordre par n’importe quel moyen». «Malgré le désaccord d’Adrien Tixier, de Gaulle décida le retour de Tubert à Alger, donnant indirectement raison aux factieux de Guelma».(Jean-Pierre Peyroulou - p.180). 

     Bien avant le début des troubles de mai 1945, le général de Gaulle avait déjà annoncé la couleur qui «avant de quitter Alger pour Paris en août 1944, avait donné l’ordre au général Henry Martin de réprimer tout mouvement de type nationaliste dans cette Afrique du Nord qui fut pendant la guerre l’un des principaux atouts de la France libre». (Préface de Jean-Pierre Peyroulou - p.9 - Les massacres de Guelma - de Marcel Reggui).

     Le général de Gaulle s’est habitué à être expéditif pour régler des affaires de haute gravité par de simples télégrammes. C’est un télégramme qui ordonna aux autorités de la colonie de rétablir l’ordre par n’importe quel moyen. C’est également un télégramme qui mit un terme, sans appel, à la mission de la commission Tubert, empêchée ainsi d’apporter la lumière sur l’un des plus grands crimes contre l’humanité dont certains historiens de l’idéologie colonialiste tentent de réduire l’ampleur, la sauvagerie et la haine avec laquelle furent commis les meurtres collectifs contre une population désarmée et à laquelle on avait refusé l’aman.

     Le crime de l’armée française est évoqué régulièrement par la presse nationaliste. Dans un paragraphe la durée et le bilan du massacre sont dressé : « C’est ainsi qu’en deux ou trois semaines, il était possible de déplorer 102 victimes européennes (chiffre officiel) et près de 30.000 victimes musulmanes (chiffres officieux) ». (La République algérienne n° 140 du 27 août 1948).

   Néanmoins, la commission Tubert eut quand même le temps de consigner quelques actes d’accusation qui désignent le sous-préfet André Achiary (sans le nommer expressément) comme étant l’auteur des assassinats les plus odieux, sans que des troubles aient été signalés dans la ville de Guelma.

Citons : « La commission a reçu l’ordre de revenir à Alger alors qu’elle s’apprêtait à partir à Guelma. Elle ne sait donc pas comment la répression s’est exercée dans cette ville. Elle peut seulement faire part d’une émotion généralisée dans les milieux musulmans qui prétendent que les Européens de Guelma ont exercé des répression sanglantes et des vengeances personnelles, en arrêtant et exécutant, sans discernement, alors que les combats avaient cessé, 500 ou 700 jeunes indigènes ». (La République algérienne n° 140 du 27 août 1948).

     Depuis 1945 jusqu’en 1954, leaders du mouvement nationaliste et leurs représentants dans les institutions élues (Assemblée algérienne, Parlement) n’ont jamais cessé de dénoncer les massacres de Mai 1945, de relancer une commission d’enquête afin de punir les auteurs de crimes contre les populations algériennes désarmées. Sourde comme un pot, l’administration française n’a jamais jugé utile de faire aboutir les revendications des nationalistes algériennes.

     Plus tard en 1954, dans un violent et émouvant réquisitoire, la presse nationaliste évoque à nouveau le bilan : « Quarante mille Algériens - en saurons-nous jamais le nombre exact ? - devait être assassinés dans  cette tragédie sans nom. L’Arabe était abattu froidement sans autre crime que celui d’être un Arabe, par des hommes qui n’ont pas été inquiétés jusqu’ici, quand ils n’ont pas été décorés ou promus à l’avancement. Le «bicot» a servi de cible amusante à  de jeunes dégénérés qui, jusque là, n’avaient jamais tenu de fusil entre les mains». (La République algérienne n° 28 du 7 mai 1954).
     
(1)    Cette commission était composée du général Tubert, de l’avocat général près la Cour d’appel d’Alger Labatut, de Taleb Chouaïb, cadi de Tlemcen. Elle était assistée de Hadj Hamou, interprète judiciaire en chef de la Cour d’appel d’Alger.
A suivre...

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